Les plus hautes classes de Tirione avaient tous les droits, même celui de forcer leurs Skures à tuer malgré leur éthique. Certes, cela faisait bien longtemps désormais que l'éthique de Shayim ne pleurait plus devant un meurtre, acte qu'elle jugeait somme toute nécessaire dans bien des situations. Seulement elle détestait tuer aux ordres de cet homme, elle haïssait ces ordres arbitraires qui ôteraient la vie à un innocent pour des raisons futiles.
L'innocent en question, comme bien d'autres avant lui, avait commis pour tout crime l'impudente action de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Et ce mauvais moment là était celui où le maître de Shayim chassait à courre dans les campagnes de Tirione. Un individu, qu'il avait entraperçu suffisamment longtemps pour pouvoir l'observer avait, par le vacarme de sa marche, fait fuir le gibier.
Il payerait ce forfait de sa vie.

Il avait convoqués la jeune fille et, sans prendre la peine de gaspiller trop de mots pour cette misérable Skure, il lui avait décrit Leylin comme un homme brun, de stature craintive et à la vêture étrange. Shayim ne cilla pas, accepta les ordres et repartit accomplir cet ordre.
Pour la stature étrange, elle ne faisait pas confiance à son maître, aux yeux de qui tous étaient chétifs et frêles, comparés à lui. En revanche, la mention de la vêture étrange l'aiderait à identifier sa cible avec plus de précision.
Cependant elle ne portait pas une grande importance à cette description. Cela lui importait peu de se tromper de victimes. Après tout, un innocent ou un autre, qu'est ce qui changeait ?

Changée en oiseau de proie, elle survolait les champs et les campagnes, les fleuves et les forêts. Son regard soudain perçant détaillait chaque repli du relief, l'ombre de chaque feuille. Enfin, elle trouva quelque chose qui ressemblait à ce qu'elle cherchait.
Telle un météore, elle s'abattit au sol. L'instant d'après elle était devenue un fauve imposant, aux griffes et aux crocs tranchants, dont le pelage orangé brillait au soleil.
Avec un rugissement terrifiant, elle se jeta sur sa cible.

Bien sûr, la victime se défendit. Cela était son droit. Cependant Shayim aurait préféré pouvoir l'égorger comme un nouveau-né. Ainsi, non seulement elle n'aurait pas le temps de s'apitoyer sur son sort ni de laisser sa haine pour l'ordre qui lui avait été donner s'accroître, mais aussi elle pourrait rentrer au plus vite accomplir la montagne d'autres tâches qui lui avaient été donner et éviter le fouet qui s'ensuivrait si elle était considérée comme trop paresseuse.

La victime ne ressemblait ni aux pauvres hères des basses classes, car le désespoir et la lassitude n'avaient pas lacéré son visage par des ravins de larmes, ni aux extravagants olibrius des hautes classes, car sa tenue restait sobre, son attitude restait sage. Il semblait presque... Venu d'ailleurs. La Changeformes rit à cette pensée absurde, et ses babines se retroussèrent sur des dents aiguisées comme des sabres. Il n'y avait que Tirione au monde, éventuellement quelques pays autour, mais bien trop lointains pour exister. Tout être sensé devrait savoir cela.
En tout cas, l'inconnu tenait un poignard et semblait savoir s'en servir. Il faudrait prendre garde à ne pas rentrer blessée, car nul ne la soignerait et elle ne pourrait pas prévoir comment évoluerait la plaie.
La mort par infection était chose courante à Heabury.

Il roula sur le côté, évitant le premier coup, et se débarrassa du sac qu'il portait sur son épaule. Un instant, le regard de Shayim fut attiré par cet objet. La pensée qu'il pourrait contenir quelque chose de précieux, la pensée qu'elle pourrait le revendre, lui vint à l'esprit. Et cela ne lui donna que plus envie de tuer cette personne.
Avec un regain d'agressivité, elle chercha à atteindre sa jugulaire pour la trancher et le laisser, agonisant, au sol. Et si elle n'y parvenait pas, s'il devenait trop dangereux avec son couteau, elle aurait un second plan.

Qui était cet homme? Il n'appartenait certainement pas aux basses classes, car les misérables que Shayim avait été envoyée exécuter ne se défendaient pas, ou très peu, que le désespoir leur otât tout volonté de protéger leur vie ou qu'ils n'eussent pas la force ou le savoir suffisants pour parer les coups d'un animal qu'ils n'avait pas l'habitude de côtoyer.
Seulement ils n'appartenait pas non plus aux hautes classes. Son maître l'avait déjà envoyée occire des rivaux, des jaloux, pour des histoires de coeur, de cour ou d'argent, faisant risquer à sa Skure la peine de mort après d'affreuses tortures, puisque celle-ci n'a pas le droit de même lever les yeux vers une personne de classe supérieure, alors de là à les assassiner...
Et ces Orus dont elle avait dû arracher la vie ne se battaient pas ainsi. Bien sûr, ils étaient plus gracieux, plus élégants, cherchant à charmer et à séduire la mort jusque dans leurs derniers combats.
Mais ils n'utiliseraient pas un couteau, cette arme vile de manant. Ils utiliseraient l'une de ces nouvelles armes à feu, ils utiliseraient une rapière effilée...
Ce n'était pas le moment de réfléchir. Il fallait tuer. Il n'y avait pas à savoir.

Les mâchoires du félin ne se refermèrent pas au lieu escompté. Le sang coula bien sur ses babines,
toutefois ses crocs avaient rencontré des os qui ne pouvaient être des vertèbres. Au dernier moment,
sa victime avait réussi à esquiver le coup mortel et n'avait été blessé qu'à l'épaule.
Shayim se recula en grognant et, secouant son épaisse crinière, jaugea l'humain, ou quoi que ce fût d'autre. Elle ne savait pas pourquoi elle avait remarqué ce détail, mais il ne prêtait plus attention à sa sacoche. Cela était parfait. En lieu et place du cuir cousu, contenant des mystères dont elle se moquait,
elle voyait déjà une chaude potée de légumes accompagnée d'un verre de lait.

Elle fut tirée de sa rêverie lorsque son regard fut attiré par une lame venant horizontalement vers elle.
L'éclat bleuté du poignard reflétait lugubrement les rayons de se soleil sans chaleur, se parant déjà d'une aura de mort.
Shayim esquiva, mais l'homme fut plus rapide. Une large entaille s'ouvrit entre deux de ses côtés,
épargnant heureusement le poumon. Elle rugit et se jeta sur sa victime, toutes griffes dehors. Il fallait que se coup portât. Car sinon, la faiblesse due au sang perdu la forcerait à se transformer à nouveau.

Seulement elle ne pouvait bien sûr par rentrer avant de l'avoir tué. Et se battre à armes égales,
c'est à dire avec ses propres couteaux, contre cet homme, pourrait être un choix judicieux. Cependant il lui faudrait réfléchir avant de se transformer, car ses armes, comme toutes ses affaires, avaient été laissées cachées plus loin, dans le creux d'un arbre.

Le silence de ces berges, qui jusque là n'était brisé que par les bruits des coups et par les respirations haletantes des combattantes, fut bientôt rompu lorsque l'homme prit la parole. Il exprimait son absence de volonté de la combattre, verbalisant la stricte nécessité qui le poussait à tenir ce couteau. Shayim poussa une rugissement. S'il croyait que ça l'amusait, elle aussi...
Et puis après tout, elle ne pourrait bientôt plus rester crédible en tant que tigre, il lui faudrait donc bientôt briser l'illusion. Alors autant paraître dès maintenant surnaturelle. Peut-être ce manant se rendrait-il, croyant à une intervention des dieux:

"Si tu crois que ça m'amuse... J'ai rien de personnel contre toi, les ordres sont les ordres. Alors laisse-toi tuer rapidement, que je puisse rentrer."

Elle pensait à la liste de corvée qui continuait de grandir tandis qu'elle s'absentait, et au nombre de coups de fouet qui augmentait dangereusement, pour ne pas avoir mené rapidement à bien sa mission.
La réaction de l'étranger surprit Shayim au plus haut point. Il était malin, de se laisser ainsi choir en arrière, lui imposant de s'empaler sur son couteau. Et il était trop tard pour arrêter sa chute, la gravité était la plus forte. Il faudrait jouer serrer.

La changeformes garda les yeux fixés sur cette pointe tranchante qui s'approchait d'elle à grande vitesse. Lorsque celle-ci ne fut plus qu'à quelques centimètres d'un point vitale, elle effectua une nouvelle transformation.
L'étranger avait dû cligner des yeux un instant. Car à présent un long serpent noir nouait ses anneaux autour de son poignet pour l'immobiliser et l'empêcher d'utiliser cette arme. Dans le même temps, elle cherchait le creux de sa gorge pour y planter ses crochets.